CHAPITRE CINQ
Ils arrivèrent de toutes parts, attirés par l’appel du forgeron, traversant les buissons comme un troupeau de biches affolées, et s’arrêtèrent, consternés, près du corps. Cadfael s’agenouilla, cherchant à distinguer si la victime respirait encore, ou si le pouls battait sur la gorge tendue, dans la poitrine transpercée. En vain. A cet instant précis, nul autre que lui ne se déplaçait dans la petite clairière où il se mouvait dans un silence étrange, trop profond, comme si chacun retenait son souffle.
Puis tous se mirent à bouger et à crier. Sioned se fraya un passage à travers le cercle qui lui cachait le corps de son père, poussa un grand cri de fureur plus encore que de chagrin et se précipita en avant. Peredur la saisit par le poignet, la serrant dans ses bras et lui détournant le visage pour l’enfouir contre son épaule, mais elle cria de nouveau, le frappa de toutes ses forces et après s’être libérée, elle se jeta à genoux en face de Cadfael, les bras tendus vers son père. Cadfael se pencha pour l’arrêter, la main passée, dans l’herbe, sous l’aisselle droite de Rhisiart.
— Non ! Ne touchez à rien ! Plus tard ! Laissez-le, il a des choses à nous dire !
Même à ce moment, elle avait conservé sa vivacité d’esprit, et elle obéit instinctivement, ne comprenant qu’ensuite ce qu’il avait dit. Elle l’interrogea du regard, les pupilles dilatées, puis lentement elle se rassit dans l’herbe, les mains serrées contre sa poitrine. Ses lèvres formèrent silencieusement les mots qu’il venait de dire : « des choses à nous dire ! » Elle regarda Cadfael, puis le mort. Elle savait qu’il était mort. Elle savait aussi que les morts s’expriment souvent avec la force du tonnerre. Elle était fière de ses origines galloises, où la vendetta est un devoir sacré, qui passe même avant le chagrin. Et quand ceux qui la suivaient se rapprochèrent, que l’un d’eux voulut toucher Rhisiart, c’est elle qui, protégeant le corps, cria « Non ! Laissez-le ! » avec autorité.
Cadfael, qui avait retiré son bras, se demanda un moment ce qui le troublait dans cette paume qu’il avait soulevée de l’herbe près de la poitrine de Rhisiart. Puis il comprit. Là où il s’était agenouillé, l’herbe était bien humide de l’averse du matin, et il sentit sa robe coller un peu quand il déplaça le genou. Cependant sous le bras droit étendu, l’herbe était sèche, sans trace d’humidité. Il palpa de nouveau le flanc droit de Rhisiart. Il descendit jusqu’au genou avant de trouver le contact et l’odeur de l’herbe mouillée. Il chercha tout autour du corps pour retrouver les mêmes signes. Bizarre ! bizarre ! Il enregistra tout, évitant de se poser des questions : il y avait d’autres choses à voir et toutes sortes de dangers entouraient toutes sortes de gens.
Cette haute silhouette dressée derrière lui, immobile et glaciale, ne pouvait être que celle du prieur, qui se trouvait dans un état d’exaltation évoquant presque les crises de Columbanus ; ce qui ne lui était jamais arrivé et ne lui arriverait plus.
— Est-il mort ? demanda-t-il d’une voix perçante, tendue, qui couvrait les sanglots silencieux et sans larmes de Sioned.
— Oui, dit froidement Cadfael, fixant les grands yeux secs de Sioned, et lui promettant quelque chose d’encore mal défini.
En tout cas, elle comprit et se calma. Cadfael, en bon Gallois, connaissait la vendetta. Elle était l’unique héritière et la plus proche parente de la victime. Elle avait une tâche à accomplir avant de se laisser aller au chagrin.
— Voici que la sainte s’est vengée ! s’exclama le prieur d’une voix forte, très exalté. N’avais-je pas dit que sa colère s’abattrait sur ceux qui refuseraient de lui donner satisfaction ? Traduisez ! Dites-leur de faire attention, ma prophétie s’est réalisée, et que tous les coeurs endurcis prennent garde ! Sainte Winifred a montré son pouvoir et son mécontentement.
La traduction ne s’imposait guère, ils avaient compris. Une dizaine de ceux qui étaient tout près reculèrent prudemment, et quelques voix ne tardèrent pas à exprimer leur soumission.
— L’impie récolte ce qu’il sème, ajouta Robert. Rhisiart avait été prévenu, mais il a refusé d’en tenir compte.
Les plus timorés étaient déjà à genoux, domptés, horrifiés. C’eût été différent si Winifred n’avait rien signifié, pour eux, jusqu’à ce que quelqu’un voulût l’emporter. Et Rhisiart était mort de mort violente, frappé, c’était incroyable, dans sa propre forêt.
Sioned fixait Cadfael par-dessus le corps de son père. Elle était courageuse, elle ne répondit pas, alors qu’une réplique lui brûlait les lèvres et qu’elle aurait pu la cracher au visage aristocratiquement pâle du prieur. C’est Peredur qui soudain prit la parole.
— Je n’en crois pas un mot ! s’exclama-t-il d’une voix claire et véhémente qui résonna dans les branches. Quoi ? Une sainte, une vierge ? Se venger ainsi d’un homme de bien ? Oui, un homme de bien, même s’il s’est trompé. Si elle s’était montrée impitoyable au point d’avoir des idées de meurtre, – et je ne peux pas croire cela d’elle ! – qu’aurait-elle eu besoin d’arcs et de flèches ? Le feu du ciel eût été bien plus efficace et eût mieux montré son pouvoir. Cet homme a été assassiné, père prieur. C’est un homme qui a fait cette flèche, un homme qui s’est servi d’un arc, et pour un mobile d’homme. D’autres en voulaient sûrement à Rhisiart, qu’il avait contrariés et pas seulement Winifred. Pourquoi l’accuser elle ?
Cadfael traduisit pour Robert, qui avait senti l’opposition sans comprendre les mots.
— Il a raison, ajouta le moine. Cette flèche n’est pas venue du ciel. Regardez l’angle de tir, elle a pénétré le coeur par en dessous de la cage thoracique, comme si elle sortait de la terre ! Un archer, à genoux dans les buissons ?... Certes, le terrain est en pente, il était peut-être plus bas que Rhisiart, mais quand même...
— La vengeance des saints peut utiliser les instruments des hommes, dit Robert, d’un ton dominateur.
— L’instrument n’en serait pas moins un meurtrier, répliqua Cadfael. La loi existe au pays de Galles. Il faudra informer le bailli.
Pendant tout ce temps Bened était resté à regarder le corps, le filet de sang qui coulait de la blessure, et la flèche dressée avec son empennage de couleur.
— Je connais cette flèche, fit-il lentement, et son propriétaire ou du moins l’homme qui utilise cette marque. Quand des jeunes vivent à plusieurs dans une maison, ils marquent leurs flèches, pour éviter les discussions. Regardez cette teinte bleue sur le côté, au bout de l’empennage.
A ces mots ils furent plusieurs à retenir leur souffle, eux aussi connaissaient cette marque.
— C’est celle d’Engelard, s’exclama Bened, et ils furent trois ou quatre à murmurer leur assentiment.
Sioned leva la tête ; le calme trompeur dû au choc et au chagrin se changea soudain en crainte et en colère. Rhisiart était mort, et elle ne voulait que le pleurer et le veiller, mais Engelard était vivant et vulnérable ; en tant qu’étranger nul ne parlerait pour lui. Elle se redressa d’un coup, mince, très droite, dévisageant fièrement ceux qui lui faisaient face.
— Engelard était l’homme de confiance de mon père ; il se serait coupé la main plutôt que d’attenter à la vie de mon père. Qui ose le dire coupable ?
— Je ne dis pas cela, dit Bened avec bon sens. Je dis que c’est sa marque et que c’est le meilleur archer de tout le pays.
— Tout le monde sait à Gwytherin qu’il s’est souvent querellé avec Rhisiart, sur quelque chose qui les opposait, s’écria un des Gallois, affirmant simplement un fait.
— Oui, à cause de moi, précisa sèchement Sioned. Allez-y, continuez ! Mais moi aussi je sais la vérité ! Mieux que vous tous ! Oui, ils se sont souvent disputés, à cause de moi, et seulement pour ça, et ils auraient continué, mais malgré tout, ils se comprenaient, et il n’y en a pas un qui aurait voulu faire de mal à l’autre. Croyez-vous que celle qui était l’enjeu de leurs disputes ne voyait pas les risques pour elle-même ou pour eux deux ? Oui, ils se sont battus, mais ils avaient plus d’estime mutuelle que pour aucun d’entre vous, à juste titre.
— Qui peut dire cependant, murmura Peredur, à quel point un homme peut, par amour, changer profondément ?
— Je te croyais son ami ! s’exclama-t-elle, tournant vers lui un regard méprisant.
— Je le suis, répliqua-t-il, très pâle, mais fermement. J’ai parlé pour moi, aussi bien que pour lui.
— Qui est cet Engelard, interrogea le prieur qu’on avait oublié dans tout ça. Qu’est-ce qu’ils racontent ? Il semble souhaitable, reprit-il après que Cadfael lui eut fait une traduction très brève, de demander à ce jeune homme ce qu’il a fait aujourd’hui. Il n’était peut-être pas seul, il a peut-être des témoins. Mais sinon...
Ainsi s’appropriait-il une autorité qui ne lui appartenait nullement.
— Il est parti ce matin avec ton père, dit Huw, désolé, en voyant le regard fixe de Sioned qui les défiait. Tu nous l’as dit. Ils sont allés jusqu’aux champs qui étaient nettoyés, puis ton père a tourné pour venir nous rejoindre et Engelard a continué jusqu’à l’étable, où les vaches allaient vêler. Il faut essayer de savoir si on a vu ton père après qu’il a quitté Engelard. Qui peut répondre ?
Il y eut un silence. Les gens se pressaient de plus en plus nombreux autour d’eux. Les plus lents des membres de la battue, qui n’avaient rien trouvé, arrivaient pour apprendre la solution terrible du problème. D’autres étaient venus du village. Le messager du père Huw ramena Jérôme et Columbanus de la chapelle. Mais il ne se trouva personne pour dire qu’il avait vu Rhisiart ce jour-là, ni Engelard non plus d’ailleurs.
— Il faut l’interroger, décréta le prieur, et si ses réponses ne sont pas satisfaisantes, il devra être remis au bailli. Il est clair d’après ce qui s’est dit qu’il avait un mobile pour faire disparaître Rhisiart.
— Un mobile, cria Sioned furieuse, tel un feu dans la cendre lâchant enfin ses flammes.
Instinctivement elle revint au gallois, même si elle avait montré qu’elle suivait parfaitement ce qui se disait en anglais, car il n’y avait malheureusement plus de raison de s’en cacher maintenant.
— Pas si fort que le vôtre, père prieur ! Tout le monde dans la paroisse sait à quel point vous teniez à vous emparer de sainte Winifred. Quelle gloire pour votre abbaye, et surtout pour vous ! Mais mon père vous gênait. Vous, pas Winifred ! Donnez-moi une meilleure raison pour souhaiter sa mort. L’un d’entre nous s’en est-il pris à lui pendant toutes ces années ? Et puis vous êtes venu chercher Winifred ! Le désaccord entre mon père et Engelard ne datait pas d’hier, le vôtre exigeait une solution urgente. Nous sommes jeunes, nous pouvions attendre. Vous, non. Qui savait mieux que vous quand mon père traversait la forêt pour se rendre à Gwytherin ? Ou qu’il ne changerait pas d’avis ?
Le père Huw horrifié tendit la main pour la faire taire, mais elle ne se laissa pas arrêter.
— Mon enfant, il ne faut pas porter ces horribles accusations contre le révérend père prieur, c’est un péché mortel.
— Ce sont des faits, ils parlent d’eux-mêmes, répliqua-t-elle, cassante. Où est le mal ? Le prieur a le droit de mentionner les faits qui l’arrangent, je lui en montre d’autres qui ne lui conviennent pas. Mon père seul se dressait sur son chemin, et mon père a disparu.
— Mon enfant, laisse-moi te dire que chacun dans la vallée savait que ton père venait chez moi, et à quelle heure, et beaucoup connaissaient les chemins bien mieux que ces bons moines. Quelqu’un qui lui en voulait aurait pu sauter sur l’occasion. Je dois te dire que le prieur ne m’a pas quitté ainsi que frère Richard et frère Cadfael, depuis la messe. Père prieur, ajouta Huw se tournant, suppliant, vers Robert, et tendant les mains, je vous en prie, ne tenez pas rigueur à celle qui parle ainsi sans réfléchir. Elle a beaucoup de chagrin – son père est mort... Ne vous étonnez pas si elle s’en prend à vous.
— Je ne lui reproche rien, rétorqua le prieur, assez froidement. Je suppose qu’elle veut jeter la suspicion sur moi-même et mes compagnons, mais vous lui avez sans aucun doute répondu. Dites-lui, en mon nom, que vous et d’autres personnes pouvez témoigner de ma présence ici, toute cette journée.
Heureux au moins pour cette certitude, Huw traduisit pour Sioned, mais elle contre-attaqua, vivement et fermement, oubliant toute prudence pour pouvoir affronter Robert face à face, sans le secours d’un interprète.
— C’est possible, père prieur, s’écria-t-elle en excellent anglais. De toute manière, vous feriez un piètre archer. Mais un homme qui a essayé d’acheter la complaisance de mon père ne répugnerait pas à payer quelqu’un de plus souple pour le charger de ce travail. Vous aviez encore votre bourse ! Rhisiart l’avait refusée !
— Prenez garde ! tonna Robert, poussé au-delà des étroites limites de sa patience. Vous mettez votre âme en danger ! J’ai tout supporté jusqu’à présent à cause de votre chagrin, mais n’allez pas trop loin !
Ils se fixaient comme des adversaires dans la lice avant le début du combat, lui très grand, raide, glacial, elle, menue, féroce, superbe. Elle avait depuis longtemps perdu sa coiffe dans les buissons, et ses cheveux noirs se répandaient sur ses épaules. Et à ce moment, avant qu’elle pût continuer à cracher sa colère, et lui à la menacer de la damnation, ils entendirent des voix dans le bois ; un homme et une femme inquiets, se parlant vite, approchaient rapidement dans un bruit léger de branches froissées. Comme s’ils avaient compris qu’on haussait le ton, qu’il y avait des menaces dans l’air, et que, curieusement, beaucoup de gens s’étaient rassemblés au coeur de la forêt, ils se hâtaient pour en savoir plus.
Les deux antagonistes les avaient entendus, ce qui troubla leur concentration. Sioned les reconnut et une ombre fugitive de crainte mêlée de désespoir passa sur son visage. Elle regarda autour d’elle, affolée, mais il n’y avait rien à faire. Une jeune fille écarta les branches non loin de la clairière et Annette apparut. Elle resta stupéfaite devant ce rassemblement inexplicable.
Le chemin était étroit – simple sentier où passaient les chevreuils – et Annette s’était arrêtée d’un coup ; Sioned tenta donc sa chance sans hésitation.
— Rentre à la maison, Annette. Je vais avoir de la compagnie. Va vite tout préparer pour nos invités, tu n’auras pas beaucoup de temps, s’exclama-t-elle d’une voix pressante.
Annette n’avait pas encore regardé par terre, et les ombres dans l’herbe lui dissimulaient le cadavre.
Peine perdue ! Une longue main douce se posa sur l’épaule d’Annette qui hésitait, et l’écarta doucement.
— Il y a de la colère dans l’air ; alors avec ta permission, Sioned, nous irons tous ensemble, dit Engelard à haute et intelligible voix, en s’avançant dans la clairière.
Il n’avait d’yeux que pour Sioned ; il marcha vers elle fermement, comme si elle était à lui, et c’est alors qu’il remarqua sa rigidité ; le feu, la glace, le désespoir qui se succédaient sur son visage figé et à son tour ses traits exprimèrent la même chose. Il fronça les sourcils, son sourire, d’abord hautain et redoutable, disparut, et ses yeux devinrent d’un bleu profond. Il passa devant le prieur comme s’il n’existait pas, tendit les mains vers Sioned qui lui abandonna les siennes et ferma les paupières un instant. Rien à faire pour l’éloigner à présent, il était encerclé, sans défense. Autour de lui, nulle hostilité, mais un mur compact se refermait.
Il la tenait par les mains quand il vit le corps de Rhisiart. Le choc l’atteignit aussi rudement que la flèche avait percé Rhisiart, et l’arrêta net. Cadfael le voyait parfaitement : ses lèvres s’entrouvrirent et il murmura « Mon Dieu ! » Ce qui suivit se passait de mots. Le Saxon, lentement, tendrement, prit les deux mains de Sioned dans l’une des siennes et de l’autre lui caressa doucement les cheveux, les tempes, le visage et le cou, avec tant de passion et de maîtrise de soi qu’elle en fut apaisée, comme il le souhaitait, lui qui pourtant était toujours sous le choc. Puis il referma un bras sur elle, la pressant contre lui et lentement il dévisagea ceux qui l’entouraient ; enfin son regard descendit vers le corps de son maître.
— Qui a fait ça ?
Ses yeux parcoururent le cercle, cherchant à qui s’adresser, hésitant entre le prieur, qui s’arrogeait toute autorité là où il se trouvait, et le père Huw qu’on connaissait ici et en qui on avait confiance. Il répéta sa demande en anglais, mais aucun des deux ne lui répondit, ni personne d’autre pendant un bon moment. Sioned se décida enfin, l’avertissant clairement.
— D’aucuns disent que c’est toi.
— Moi ? cria-t-il, stupéfait, méprisant, mais pas inquiet et il se tourna vivement pour scruter le visage tendu de la jeune femme.
« Sauve-toi, ils te croient coupable ! » put-il lire sur ses lèvres.
C’est tout ce qu’elle pouvait faire, et il comprit, car les liens entre eux étaient si forts qu’ils étaient capables de communiquer sans parler, par un simple regard. D’un coup d’oeil, il compta ses ennemis potentiels, et l’espace les séparant, mais il ne bougea pas.
— Qui m’accuse ? dit-il. Et pour quelle raison ? Il me semble plutôt que c’est moi qui pourrais vous interroger, vous qui êtes tous là autour du corps de mon seigneur, alors que j’ai passé toute la journée dans les étables, au-delà de Bryn. Quand je suis rentré, Annette était inquiète car Sioned n’était pas rentrée et le berger m’a dit que les vêpres avaient été supprimées. On est sortis vous chercher et on vous a trouvés grâce au bruit que vous faisiez. Alors je répète ma question, et je finirai bien par avoir une réponse : « Qui a fait ça ? »
— On se le demande tous, répondit Huw. Personne ne t’accuse, mon garçon, mais il y a des choses qui nous donnent le droit de te poser des questions. Si tu n’as rien à te reprocher, tu n’auras ni peur ni honte de répondre. As-tu bien regardé la flèche qui a tué Rhisiart ? Alors fais-le maintenant.
Fronçant les sourcils, Engelard s’avança, fixa intensément et tristement le cadavre, et seulement ensuite la flèche. Le plumet bleu qu’il aperçut lui coupa le souffle.
— Mais c’est une des miennes ! s’exclama-t-il, lançant sur tout l’entourage un regard soupçonneux. Ou bien on a copié ma marque. Mais non, c’est la mienne. Je reconnais mon travail, il doit dater de la semaine dernière.
— Il reconnaît la flèche ? interrogea Robert, s’efforçant de suivre. Il admet ?
— Admettre ? explosa Engelard en anglais. Qu’y a-t-il à admettre ? Je l’affirme ! Mais qui l’a apportée ici ? Qui s’en est servi ? Je n’en ai aucune idée. Cette flèche est à moi, un point c’est tout ! Mais bon Dieu, ajouta-t-il furieux, si j’avais quelque chose à voir là-dedans, croyez-vous que j’aurais laissé ma marque dans la blessure ? Je suis peut-être étranger mais pas idiot ! Vous croyez vraiment que j’aurais voulu faire du mal à Rhisiart ? Cet homme était mon ami, et il m’a donné de quoi vivre alors que j’avais fui le Cheshire à cause du braconnage.
— Il ne voulait pas de toi pour gendre, lui rappela Bened sans enthousiasme, même s’il t’a fait du bien par ailleurs.
— En effet, et à son point de vue, il avait raison. Je le sais, je commence à connaître les Gallois, même si ça ne me plaisait pas. Il avait le droit et la coutume pour lui. Et je me suis montré impatient et arrogant envers lui, si on va par là. Mais il n’y a personne à Gwynedd que j’apprécie et respecte plus. Moi attaquer Rhisiart ! Je me serais plutôt tranché la gorge !
— Il le savait, et moi aussi, s’écria Sioned.
— Oui, mais c’est ta flèche, répliqua Huw, malheureux. Quant à la récupérer ou la cacher, peut-être t’es-tu sauvé à toutes jambes, parce que c’était encore plus important.
— Si j’avais pensé à une chose pareille, dit Engelard, que Dieu me pardonne une pensée aussi basse, j’aurais pu agir comme le salaud qui s’est servi de ma flèche et emprunter celle d’un autre.
— Mais, mon petit, objecta tristement Huw, c’est tout à fait dans ta nature d’agir sans préméditation. Tu avais ton arc et tes flèches, une autre discussion survient, vous vous disputez, tu te mets en rage ! Personne ne pense que ce meurtre a été prémédité.
— Je n’avais pas d’arc aujourd’hui. Qu’en aurais-je fait ! Je m’occupais des bêtes !
— Ce sera au bailli du roi de mener l’enquête, dit Robert, prenant résolument la direction des opérations. Il faut sur-le-champ demander à ce jeune homme où il a passé sa journée, ce qu’il a fait, et avec qui il se trouvait.
— J’étais seul. Les étables sont très à l’écart ; l’herbe est bonne mais tout ça est loin des routes. Deux vaches ont mis bas aujourd’hui, une vers midi, l’autre en début de soirée ; ça s’est mal passé, et ça m’a donné du tracas, mais les petits veaux sont là, bien d’aplomb. La voilà ma preuve.
— Vous avez laissé Rhisiart seul dans ses champs ?
— Oui, et je suis allé à mon travail. Je ne l’ai pas revu avant maintenant.
— Avez-vous parlé à quelqu’un à l’étable ? Quelqu’un peut-il témoigner de votre présence là-bas, à un quelconque moment de la journée ?
Nul ne s’aviserait maintenant de contrecarrer Robert. Engelard regarda vivement autour de lui, mesurant ses chances. Annette s’approcha silencieusement et vint prendre place près de Sioned. Frère John leva un regard attentif, approuvant cette loyauté qui ne pouvait s’exprimer autrement.
— Engelard est rentré il n’y a pas une demi-heure, déclara-t-elle d’une voix forte.
— Mon petit, constata Huw désolé, ça ne confirme en rien ce qu’il raconte. Deux vaches peuvent vêler bien plus vite qu’il ne le dit. Comment savoir ! On n’y était pas ! Il a eu le temps de revenir subrepticement ici, commettre son acte, et retourner à l’étable sans se faire remarquer. A moins de trouver quelqu’un qui témoignerait l’avoir vu ailleurs au moment, quel qu’il soit, où le crime s’est accompli, je crains qu’il nous faille nous assurer d’Engelard jusqu’à l’arrivée du bailli.
Les hommes de Gwytherin ne savaient que faire, certains convaincus, la plupart furieux, car Rhisiart était très estimé, d’autres hésitants, mais d’accord sur la nécessité de mettre l’étranger sous bonne garde jusqu’à ce qu’on ait la preuve de son innocence ou de sa culpabilité. Ils commencèrent à se rapprocher, avec un lent murmure d’assentiment.
— Ça me paraît juste, dit Bened, et les autres grondèrent leur accord avec lui.
— Un Anglais tout seul, le dos au mur, murmura frère John, indigné, à l’oreille de Cadfael ; il n’a aucune chance, puisqu’il n’a pas de témoin. Il dit la vérité, c’est sûr ! A-t-il l’air d’un meurtrier ?
Pendant tout ce temps Peredur était resté immobile, les yeux continuellement fixés sur Engelard, sauf quand il posait sur Sioned un regard attentif et misérable. Comme le prieur levait impérieusement le bras vers Engelard et que toute l’assemblée s’avançait, soumise et silencieuse, prête à se saisir de lui, Peredur recula de quelques pas vers l’orée du bois. Cadfael le vit lancer un clin d’oeil vif, éperdu à Sioned et secouer la tête comme en signe d’assentiment. Malgré son épuisement, et son abattement, son regard flamboya brièvement et elle se pencha pour murmurer quelques mots rapides à Engelard.
— Faites votre devoir, vous tous, ordonna le prieur. Obéissez à vos lois, à votre prince et votre église, et saisissez-vous de cet homme !
Il y eut un moment de silence, puis ils se rapprochèrent tous. Il n’y avait qu’un trou dans leurs rangs, dû au retrait de Peredur. Engelard fit un grand bond vers Sioned, comme s’il voulait se jeter au plus épais des buissons, mais, à la place, il ramassa une branche morte tombée dans l’herbe et la fit tourner de façon menaçante, étendant pour le compte deux anciens qui ne s’y attendaient pas et forçant les autres à reculer. Avant qu’ils pussent se rassembler, il avait changé de direction, sauté par-dessus l’une de ses victimes et s’était rué dans la foule. Il écarta l’un de ceux qui faillit l’attraper et fonça dans l’espace que Peredur avait laissé vide. Le père Huw, tout agité, cria à Peredur de l’arrêter et ce dernier bondit pour stopper le fuyard. Personne ne comprit au juste ce qui se passa ensuite, même si Cadfael eut son idée là-dessus, mais au moment où tendant la main il allait saisir la manche d’Engelard, Peredur trébucha sur une branche pourrie, qui se brisa net sous ses pieds, l’envoyant s’étaler de tout son long, à moitié aveuglé, au milieu des buissons, avec probablement le souffle coupé car il ne fit certainement rien pour se relever jusqu’à ce qu’Engelard fût hors de portée.
Même alors, il n’était pas tiré d’affaire. Ses poursuivants les plus proches, voyant le tour que l’affaire avait pris, s’étaient aussi mis à filer comme des zèbres en suivant de part et d’autre du bord de la clairière un chemin parallèle à celui du fugitif. A gauche, il y avait un vilain de Cadwallon, aux jambes interminables, rapide comme un lévrier, et à droite frère John, dont les sandales résonnaient lourdement sur le sol, et la robe claquait au vent. C’était peut-être la première fois que le prieur l’approuvait sans réserve. Ce fut sûrement la dernière.
Il ne restait plus que ces trois-là en course, et aussi vif que fût Engelard, il semblait bien que l’homme aux longues jambes allait lui tomber dessus avant peu. Apparemment les trois hommes finiraient par se cogner en un élan brutal. Le vilain tendait des bras aussi formidablement longs que ses jambes. De son côté, frère John en faisait autant. Une grande main allait se refermer sur le mince tissu de la tunique d’Engelard d’un côté, et de l’autre frère John, enthousiaste, arrivait à grands bonds. Le prieur poussa un soupir de soulagement : le prisonnier allait se faire prendre en tenaille. Frère John plongea alors, saisissant aux genoux l’homme de Cadwallon et le plaqua brutalement au sol ; Engelard arracha sa tunique à la poigne de l’ennemi, bondit dans les buissons, disparut dans un doux murmure de branches froissées, et le silence se referma sur le chemin où il avait disparu.
La moitié des chasseurs, par jeu plutôt que par inimitié réelle se dispersa derrière lui dans la forêt, mais à présent le coeur n’y était plus. Ils n’avaient plus guère de chances de le rattraper. D’ailleurs, ils n’y tenaient sans doute pas vraiment, même si, une fois mis sur la piste, un chien de chasse est censé la suivre. Là au moins, la justice avait un coupable indiscutable. Frère John lâcha les genoux de sa victime, s’assit dans l’herbe, écarta calmement le coup que l’autre essaya de lui donner et s’adressa à lui dans un anglais familier et incompréhensible pour sa victime.
— Laisse donc, mon gars. Après tout, qu’est-ce qu’il t’avait fait ? Mais je regrette d’avoir dû ainsi te bousculer. Si tu penses que je ne t’ai pas bien traité, rassure-toi ; ça me coûtera sûrement plus cher qu’à toi.
Il jeta un coup d’oeil alentour, assez content de lui, tout en se redressant et en brossant sa robe de la main pour en ôter l’herbe et les feuilles qui s’y trouvaient. Le prieur, pas encore remis du choc, incrédule mais sans illusion, se redressa, raide comme la justice, le regard sombre ; en bon hobereau normand il méditait un terrible châtiment pour cette trahison. Sioned aussi se redressa, épuisée, se rongeant d’inquiétude, mais son regard redevint un peu plus vivant ; tout près d’elle, Annette lui entourait la taille d’un geste protecteur, et elle tourna vers John son visage pareil à une fleur qui s’ouvre. Robert pourrait tempêter tout son saoul, tant qu’elle lui sourirait ainsi, radieuse, pleine de reconnaissance et d’admiration, peu importerait au jeune moine.
Messagers du destin, Richard et Jérôme apparurent à ses côtés.
— Frère John, suivez-nous. Vous avez commis une faute très grave.
Il les suivit, résigné. Malgré l’orage menaçant de fondre sur lui, il ne s’était jamais senti aussi libre de sa vie. N’ayant plus rien à perdre, sauf le respect de lui-même, il était bien décidé à ne pas le sacrifier.
— Misérable ! Moine indigne ! s’exclama le prieur d’une voix sifflante, profondément scandalisé. Qu’avez-vous fait ? Ne niez pas, nous sommes tous témoins. Vous n’avez pas seulement aidé un criminel à s’échapper, vous avez empêché un serviteur loyal de l’arrêter. Vous avez volontairement fait tomber ce brave homme pour laisser s’échapper Engelard. Vous avez trahi l’Église et la loi, vous mettant vous-même au ban de la communauté. Si vous avez quelque chose à dire pour votre défense, c’est le moment.
— Il m’a semblé qu’on s’en prenait sans raison à ce garçon, à partir de soupçons bien légers, répliqua hardiment frère John. Je lui ai parlé ; pour moi c’est une âme honnête et franche, qui ne s’attaquerait jamais à qui que ce soit par-derrière, et moins encore à Rhisiart, qu’il aimait et respectait profondément. Je ne crois pas qu’il l’ait tué ; de plus, je pense qu’il n’ira pas loin avant de savoir qui est le coupable, et alors celui-là, que Dieu lui vienne en aide ! Je lui ai donc donné un coup de main, et lui souhaite bonne chance.
Les deux jeunes filles, solidaires, toutes proches l’une de l’autre, comprirent sans peine, et applaudirent silencieusement, faute de pouvoir le faire ouvertement. Le prieur n’y pouvait rien, mais il l’ignorait. Pas Cadfael.
— C’est indécent ! tonna Robert, se hérissant sous cet affront jusqu’à perdre son impassibilité ordinaire. Vous vous êtes vous-même condamné. Vous avez déshonoré notre ordre. Ma juridiction ne s’étend pas jusqu’ici. Le bailli doit découvrir le coupable de ce meurtre qui appelle vengeance. Mais quant à ceux qui dépendent de moi, s’ils ont enfreint la loi du pays qui nous accueille, ils sont doublement coupables, frère John. Je ne peux empiéter aucunement sur la souveraineté de Gwynedd. Mais pour ce qui relève de ma propre discipline, j’ai le droit d’agir. Votre faute mérite plus qu’une simple punition de l’Eglise. Je vous condamne à l’emprisonnement jusqu’à ce que j’aie pu conférer avec les autorités locales, et vous refuse en attendant le réconfort et les consolations de l’Eglise.
Il regarda autour de lui, l’oeil sombre. Le père Huw, effondré, se noyait dans cet océan de reproches et d’accusations.
— Frère Cadfael, demandez au père Huw où il y a une prison solide pour enfermer le coupable.
Frère John ne s’attendait pas à tout ça. Même s’il ne regrettait rien, en homme pratique il regarda autour de lui, évaluant ses chances de s’échapper. Il chercha s’il y avait des trous dans le cercle des citoyens, comme Engelard ; bien d’aplomb sur ses jambes solides, il fit jouer les muscles de ses épaules, comme s’il envisageait de flanquer son coude dans l’estomac de Richard, d’envoyer Jérôme par terre d’un coup de pied et de s’enfuir. Il s’arrêta juste à temps en entendant la voix calme de Cadfael.
— Pour le père Huw il n’y a qu’un endroit sûr. Si Sioned nous autorise à utiliser son manoir, ça ferait une prison assez convenable.
A ce moment frère John renonça, allez savoir pourquoi, à l’idée de s’échapper sur-le-champ.
— Ma demeure est à la disposition du prieur, dit Sioned en gallois, avec toute la froideur voulue, mais très vite.
Elle s’était bien reprise, et ne commettrait plus l’erreur de parler anglais.
— Il y a des magasins et des écuries, reprit-elle, si vous voulez vous en servir. Je promets de ne pas m’approcher du prisonnier, ni de détenir moi-même la clé. Le père prieur choisira parmi mes gens le gardien qui lui conviendra. Nous lui donnerons à manger, mais c’est aussi une responsabilité que je déléguerai. Si je m’en occupais moi-même, on pourrait douter de mon impartialité après ce qui vient de se produire.
« Brave petite », se dit Cadfael qui traduisit non plus tant pour le prieur que pour John. « Assez intelligente pour éviter résolument de mentir, alors que les catastrophes s’abattaient sur elle, et assez généreuse pour penser au bien-être des autres. » La personne qu’on chargerait de loger et de nourrir décemment frère John avait appuyé sa joue contre celle de sa maîtresse et ses cheveux bruns se mêlaient à la blondeur de cette dernière. Quelle merveilleuse équipe ! Mais peut-être n’auraient-elles pas pu bénéficier d’une aussi belle occasion sans l’innocence d’un prêtre célibataire !
— C’est peut-être la meilleure solution, acquiesça le prieur, glacial mais courtois. Merci de votre offre, ma fille. Gardez-le bien, veillez à ce qu’il ait ce dont il a besoin, mais pas plus ! Que son corps rachète un peu les péchés de son âme. Avec votre permission, nous partirons devant et vous le livrerons, et nous informerons votre oncle de ce qui s’est passé, afin qu’il puisse s’occuper de vous et vous ramener. Votre maison est endeuillée, et je ne veux pas vous déranger plus longtemps.
— Je vais vous montrer le chemin, dit Annette impassible, se détachant de Sioned.
— Gardez-le bien, répéta le prieur, comme tous se préparaient à grimper la colline et traverser les bois derrière elle.
Pourtant s’il avait mieux regardé il aurait pu voir que la résignation du coupable s’était muée en une sorte de satisfaction, et qu’il partit aussi vivement que ses gardiens, plus attentif à ne pas perdre de vue la taille et les épaules graciles d’Annette qu’à chercher à s’échapper.
« Eh bien, songea Cadfael, les suivant des yeux, et se tournant vers Sioned qui le fixait sans ciller, Dieu veille à tout, comme il le fait sans doute maintenant. »
Les hommes de Gwytherin coupèrent de jeunes branches et firent un brancard vert pour transporter le corps de Rhisiart, sous lequel, quand ils le soulevèrent, il y avait beaucoup plus de sang que sur la poitrine ; pourtant la tête de la flèche, traversant la tunique, avait à peine écorché la peau. Cadfael aurait aimé examiner cela de plus près, mais il s’en abstint, car Sioned était là, murée dans son chagrin, et en sa présence seuls des mots et des gestes hiératiques et solennels étaient permis. En outre, tous les serviteurs de Rhisiart ne tardèrent pas à revenir pour ramener leur maître chez lui ; l’intendant les attendait à la porte avec les bardes et les pleureuses afin de l’accueillir pour la dernière fois, et là il n’y avait plus d’investigation qui tenait : c’était le premier acte d’un grand rite funéraire, un examen du corps y aurait été indécent. Même Robert avait compris que ses compagnons et lui devaient partir respectueusement, n’ayant pas leur place dans cette communauté en deuil.
Quand vint le moment de soulever le brancard et le cadavre dont on avait étendu les jambes et dont les mains reposaient le long du corps, Sioned chercha celui à qui elle pourrait demander de prendre sa part de cette charge honorable, mais ne le trouva pas.
— Où est Peredur ? Où est-il passé ?
Nul ne l’avait vu partir, mais il était parti. On n’avait plus fait attention à lui après que frère John eut achevé ce que Peredur avait commencé. Il s’était éclipsé sans un mot, comme s’il avait honte de quelque chose, ou comme s’il s’attendait à des reproches plutôt qu’à des remerciements. Sioned se sentit un peu blessée de cet abandon, même si elle avait d’autres raisons de l’être.
— Je croyais qu’il aurait tenu à ramener mon père chez lui. C’était son préféré. Depuis son enfance il était chez nous comme chez lui.
— Il a peut-être cru que vous lui en voudriez d’avoir dit quelque chose de déplaisant sur Engelard, suggéra Cadfael.
— N’en avait-il pas fait assez pour racheter cela ? murmura-t-elle, mais lui seul entendit.
Inutile de clamer ouvertement qu’elle connaissait parfaitement la part prise par Peredur à l’évasion de son ami.
— Non, je ne comprends pas qu’il ait disparu sans un mot, conclut-elle.
Après quoi, elle n’ajouta rien, suppliant seulement Cadfael du regard de l’accompagner ; puis elle commença à suivre le brancard. Ils marchèrent quelques pas en silence.
— Mon père vous les a-t-il faites, ces révélations ? demanda-t-elle sans lever les yeux.
— Certaines, pas toutes.
— Que dois-je faire, ou éviter ? Il faut que je sache. On doit le préparer ce soir, dit-elle sachant que le lendemain il serait tout raide. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, dites-le-moi maintenant.
— Mettez ses vêtements de côté, quand vous les lui ôterez ; notez bien les endroits où ils sont humides, et là où ils sont secs. Si vous remarquez quelque chose de bizarre, souvenez-vous-en. Je viendrai demain, dès que possible.
— Il faut que je sache, dit-elle. Vous comprenez pourquoi.
— Oui, mais ce soir chantez et buvez pour lui. Il vous entendra, croyez-moi.
— Bon, dit-elle, soupirant à nouveau profondément. Vous êtes gentil. Je suis heureuse que vous soyez là. Vous ne croyez pas à la culpabilité d’Engelard.
— Non, il n’a rien fait, j’en suis à peu près sûr. D’abord, ça ne lui ressemble pas. Des garçons comme lui frappent dans un moment de colère, mais avec leurs poings, pas avec une arme. Ensuite, s’il avait prémédité tout ça, il s’y serait mieux pris. Vous avez vu l’angle de la flèche. A vue de nez Engelard est plus grand que votre père de trois bons doigts. Comment aurait-il pu tirer une flèche sous la cage thoracique de quelqu’un de plus petit que lui ? Même en se baissant, même s’il s’était agenouillé ou accroupi dans l’herbe à l’attendre, je doute qu’il ait pu y arriver. Pourquoi même essayer ? Non, c’est idiot. Et puis le meilleur tireur de la région serait incapable de percer sa victime de part en part avec sa flèche, quelle que soit la distance, dès qu’il l’a vue ? Trente mètres de visibilité dans toutes les directions. C’est encore plus idiot, pourquoi un bon archer se mettrait-il dans un endroit plein de buissons ? Ils n’ont pas regardé par terre, sinon ils n’auraient pas dit tant d’âneries. Mais d’abord et avant tout, ce jeune homme est trop franc, trop honnête pour tuer par traîtrise, même s’il haïssait sa victime. Et il ne haïssait pas Rhisiart. Inutile de me le dire. Je le sais.
Une bonne partie de ses propos aurait pu la blesser, mais il n’en fut rien. Elle le suivit pas à pas dans son raisonnement, rougissante et réconfortée de voir son ami ainsi accepté.
— Vous ne semblez pas étonné, remarqua-t-elle, que je ne m’inquiète pas de savoir ce qu’est devenu Engelard, ni où il se trouve maintenant.
— Non, dit Cadfael en souriant. Vous savez où il est et comment le joindre en cas de besoin. Pour moi vous disposez d’un ou deux endroits plus secrets que le grand chêne, et si Engelard ne s’y trouve pas déjà, ça ne tardera guère. Vous paraissez croire qu’il est relativement en sécurité. Ne me dites rien, sauf s’il vous faut un messager ou de l’aide.
— Si vous le désirez, vous pouvez porter un message à un autre, riposta-t-elle.
Ils sortirent de la forêt près des champs de Rhisiart. Grand et sombre, le prieur se tenait un peu à l’écart, sans se compromettre, discrètement suivi de ses compagnons ; ses mains, ses traits, l’inclinaison gracieuse de sa tête manifestaient son respect pour la mort et sa compassion pour les endeuillés sans cependant vraiment pardonner aux morts. Son prisonnier était sous bonne garde, il attendait seulement la dernière brebis égarée du troupeau, avant de faire une sortie impressionnante, bien dans sa manière.
— Dites à Peredur qu’il m’a manqué, poursuivit Sioned. Mon père aurait aimé qu’il aidât à porter le brancard. Remerciez-le pour moi de sa générosité. Je regrette qu’il ait pu en douter, ne fût-ce qu’un moment.
Ils approchaient de la porte, et l’oncle Meurice, l’intendant, vint à leur rencontre ; le choc et la détresse avaient rendu son bon visage tremblant et sans forme.
— Venez demain, ajouta Sioned, presque inaudible.
Elle ne prit congé que de lui seul, quand elle franchit le portail, suivant le corps de son père.